Depuis l'aube des temps, je fais mon métier et il ne me semble pas que je sois près d'en finir.Des milliers d'années s'écoulent, des hommes se lèvent et disparaissent dans la nuit mais moi, je reste et, couvert de sang, je les vois passer, moi le seul qui ne vieillit point.
Je suis fidèlement la route des hommes et il n'y a pas de sentier ayant été foulé par des pieds d'humains, si secret soit-il, où je n'ai pas élevé un bûcher et humecté le sol de sang [...] Je vous ai suivis dès l'origine et je vous suivrai jusqu'à la fin des temps.
Quand, pour la première fois, vous avez levé les yeux vers le ciel, devinant Dieu, j'ai découpé un de vos frères et l'ai offert en sacrifice. Il m'en souvient encore: les arbres étaient secoués par le vent et la lueur du feu dansait sur vos visages. J'arrachai son coeur et le jetai dans les flammes. Depuis ce moment, nombreux sont ceux que j'ai sacrifiés aux dieux et aux diables, au ciel et à l'abîme, des coupables et des innocents en légions incalculables. J'ai exterminé de la terre des peuples entiers, j'ai saccagé et dévasté des royaumes. Tout ce que vous m'avez demandé, je l'a fait. J'ai accompagné les siècles au tombeau et, appuyé sur mon épée ruisselante, je me suis arrêté un instant, attendant que des générations nouvelles m'appellent de leurs voix jeunes et impatientes.
J'ai flagellé jusqu'au sang des flots d'hommes, calmant pour l'éternité leurs mugissements inquiets. J'ai dressé des bûchers pour des prophètes et des messies. J'ai plongé la vie humaine dans les ombres de la nuit. J'ai tout fait pour vous. On m'appelle encore et j'arrive. Je jette un regard sur la terre. Elle gît, fiévreuse et brûlante. Dans l'espace retentissent des cris d'oiseaux malades. C'est pour le mal, l'époque est en rut! C'est l'heure du bourreau! Le soleil se cache dans des nuages étouffants et son globe humide a une affreuse lueur de sang coagulé.
Craint et protégé, je traverse les champs et récolte ma moisson. La marque du crime est incrustée sur mon front, je suis moi-même un criminel condamné pour l'éternité. A cause de vous. Je suis condamné à vous servir. Et je reste fidèle à mon poste. Sur moi pèse le sang des millénaires. Mon âme est remplie de sang à cause de vous! Mes yeux sont obscurcis et ne peuvent rien voir. Quand le hurlement plaintif des broussailles humaines monte jusqu'à moi, j'abats tout avec frénésie, comme vous le voulez, comme vous me criez de le faire! Je suis aveuglé par votre sang! Un aveugle enfermé en vous.
Lagerkvist Pär, Le Bourreau, Editions Stock, Paris
extrait de: victime des autres, bourreau de soi-même de Guy Corneau